Nos jours, absolument, doivent être illuminés : l'hospitalité des deux côtés du mur

 

Qu'est-ce qui me fascine dans le documentaire ? Et dont l'ampleur est parfois plus grande que ce qui pourrait me toucher dans la fiction - quand parfois la fiction peut me toucher à ce point, j'ai pu remarqué bien souvent que c'est ma propre sensibilité qui est en jeu, un peu aussi certainement ma propre réalité. Difficile de définir exactement ce à quoi tient ce sentiment. Peut-être pourrais-je essayer de le décrire... Comme l'expérience d'une « première fois », ce sont des sensations mêlées de confiance naïve et d'admiration pour un film. Oui c'est vrai, tel que je vois ces images et tel que je les comprend, ce film est aussi un peu le mien. Je l'aurais fait de cette façon moi aussi. Je trouve dans le film quelque chose qui m'affecte et qui le rend quasiment parfait à mes yeux – la perfection provenant de ce degré de sensibilité qu'il me transmet et qu'il partage avec moi. Ces suppositions assez confuses ont finalement trouvées un certain réconfort dans la notion d'hospitalité et de tout ce que cette question apporte comme perspectives à la conception du cinéma en tant qu'art du sensible justement. Aussi j'essaierai d'approfondir ces pistes en me réappropriant les concepts de Pierre-Damien Huyghes1, dont la réflexion constitue pour moi une sorte de solution au problème « qu'est-ce qui me fascine dans le documentaire ? ». Bien trop vague et trop vaste, cette question s'accompagne également d'autres interrogations auxquelles je me vois confrontée lorsque je perçois quelque chose qui me touche au cinéma : comment le documentaire parvient à m'émouvoir de par sa vision du réel ? Comment retranscrire l'éclat d'un autre malgré le prise de conscience du dispositif cinématographique, de cette présence de la caméra qui nous fait jouer un jeu et devenir un « je »2 ? Peut-être le documentaire me bouleverse parce qu'il est souvent perçu et conçu dans les esprits comme un genre peu fascinant, peu spectaculaire ; l'intervention d'un miracle dans la banalité des événements, c'est peut-être aussi cela qui lui donne toute sa force. Pierre-Damien Huygues parle de cas de conscience cinématographiques. Des cas de conscience qui interviennent comme des accidents, mais des accidents heureux. C'est cette chose qui m'affecte et qui m'échappe complètement. Le cas de conscience cinématographique est comme un mystère ; j'aimerais toutefois tenter de le comprendre – et comprendre comment il intervient – afin de le percevoir éventuellement comme une forme de langage cinématographique. J'ai donc choisi, pour développer cette réflexion, un de mes cas de conscience cinématographique.

 

Nos jours, absolument, doivent être illuminés s'ouvre sur un carton qui pose le contexte pro-filmique : « le 28 mai 2011, des détenus chantent depuis l'intérieur de la maison d'arrêt d’Orléans pour le public venu les écouter de l'autre côté du mur ». Avec le plan très symbolique sur le mur de la maison d'arrêt d'Orléans, ces informations sont les seules qui nous indiquent la présence de l'univers carcéral et de détenus dans le film. Il parvient néanmoins à faire entrer les détenus les détenus dans le cadre en passant par le corps de l'autre. Il était difficile pour moi de passer à côté de cette illustration de l'hospitalité documentaire, qui a été je crois, mon premier choc et donc j'imagine mon premier cas d'aperception.

Dans un premier temps, je n'arrive pas à mettre le doigt sur ce qui ne me laisse pas indifférente. Encore une fois, le contraste entre la simplicité apparente du dispositif filmique (une succession de gros plans sur des visages dans la foule) et la force du propos me remue beaucoup. C'est un sentiment si fort que je ne m'intéresse plus qu'au film en lui-même. Je pénètre dans le film et je n'en sors pas tant que le « choc » est présent. Pour moi, c'est cela même le documentaire - ou tout simplement le cinéma, pour citer de nouveau Pierre-Damien Huygues, lorsque la démarche du cinéaste s'efface pour faire apparaître ces moments de réel, je dirais presque ces moments de vérité. Les réflexions de Pierre-Damien Huygues tendent à expliciter le cas de conscience ou le cas d'aperception comme un phénomène qui repose sur l'expérience sensible et dont la source serait non pas tant le film en lui-même mais l'appareil cinématographique en tant qu'il provoque des décalages au sein d'un ordre de représentation artistique (Pierre-Damien Huygues parle de quelque chose qui va au delà de la mimésis). La photographie et le cinéma sont des médiums qui ont cette capacité « à exposer de la sensibilité à la perception » et parfois nous donne à voir une image authentique, qui s'affranchit du cadre subjectif propre au médium. Je reprends les mots de l'auteur : « Par exemple, je vois non pas une photographie, mais la photographie comme telle dans une photographie, lorsque la thématique qui ailleurs ferait de cette photographie une représentation parmi d'autre s'estompe au profit d'une perception formelle : je m'aperçois alors moins de ce que je perçois, davantage que je perçois, je reste sur ma perception. »

Ce que dit Pierre-Damien Huygues à propos de la photographie me permet de développer mon sentiment sur le film de Jean-Gabriel Périot. Il me semble que Nos jours... pose plusieurs strates de sens ; comme le cinéma est l'art de faire naître des images, je vois dans ce film différentes images, très fortes, qui parfois s'entremêlent pour donner un sens plus grand que ce que l'image laisse voir en surface. Ici, le documentaire est capable d'extraire de la poésie de la vie quotidienne. De faire de l'ordinaire un extraordinaire. D'apporter un regard neuf, peut-être parfois naïf mais assurément vif et très fort. Ce regard me bouleverse. Et je crois qu'en cela, le cas d'aperception est un effet sensible du film sur le spectateur, par le spectateur.

 

La fragilité de l'être, retransmettre un instant

Quand je vois ce film de Jean-Gabriel Périot, il y a toujours une sorte de laisser-aller. Je me laisse emporter par les voix et les images. Le film a cette particularité d'être à la fois parlant et muet. Les voix sont présentes mais abandonnées de leurs corps, et paradoxalement, notre regard s'attarde sur des visages sans voix. La force de l'expression de ces êtres ne m'est pas servie sur un plateau, si facilement. À l'image d'une expérience humaine, le dispositif cinématographique est ici plus complexe qu'il n'y paraît, j'imagine que la position du cinéaste et de la petite équipe technique est délicate. Comment s'intégrer parmi le groupe des spectateurs et parvenir à obtenir ces images ? Il doit bien y avoir un certain équilibre instauré entre l'avant et l'arrière de l'appareil. Pourtant j'ai la sensation que certains sujets filmés laissent tomber les masques, ne se soucient absolument pas de leur présence. Ne savent-ils donc pas qu'ils sont filmés ? Évidemment ils doivent le savoir - « celui qu'on filme a une idée de la chose même s'il n'a jamais été filmé »3, mais j'ai envie de croire que non. J'ai envie de croire que ces gens n'ont aucune idée du dispositif filmique en train de les enregistrer, comme si je me délectais de l'idée qu'encore en 2011, des personnes puissent ne pas se troubler, se changer devant l'appareil. Parce que les réactions de ces gens me disent beaucoup à propos d'eux sans qu'ils paraissent en avoir conscience. Ils font être bien bon acteur pour pouvoir jouer ainsi de la caméra. Ces regards dans le vague, ces ébauches de sourires...ce sont justement ces petites choses – ce je-ne-sais-quoi – qui m'importe beaucoup ; parce qu'elles rappellent ce qui est imprévisible par le cinéaste et que seul l’œil vif de la caméra peut retenir de cette façon.

Cet œil vif cependant ne vise pas. Ce qu'il attrape ce sont des moments de vie entre les sujets filmés et moi spectatrice, et non des moments passés – ce genre de prise étant le propre de la photographie4. Et d'ailleurs, « la caméra ne capte pas, elle ne capture pas »5 mais effectue son propre travail d'enregistrement sensible qui s'affranchit de la sensibilité du cinéaste – j'approfondirais ce point de la réflexion de Pierre-Damien Huygues par la suite.

Il y a donc une fragilité très présente tout au long du film, comme si tout cela ne tenait qu'à un fil, que tout pouvait possiblement s'arrêter d'un moment à l'autre. Pour chaque chant, on fait silence, on retient son souffle. Et en même temps, il ne faut pas que le silence s'installe. Il ne faut pas que le silence s'impose, alors on le brise pour ne pas paraître trop grave. Catastrophe hein ? On voit comment la musique peut non pas nous transcender mais nous faire porter un regard introspectif, nous donner une vision abstraite de ce qui fait notre quotidien. Plus grand’ chose importe et pourtant tout importe. D'ailleurs je ne sais pas qui sont ces gens venus assister au concert. Peut-être des amis, de la famille ou sûrement aussi des passants. Bien sûr tout cela n'a pas vraiment d'importance mais la caméra ne les dépeint pas non plus comme des figures abstraites, il ne s'agit pas de personnages mais de personnes. Je l'impression de les voir très clairement, comme si ils ne parvenaient pas à tromper l'appareil. Dans ce film, tous les visages ne m'ont pas marqué de la même façon, certains cependant ont provoqué en moi comme un effet de révélation. C'est sur ces visages que je vais me pencher maintenant.

 

Voix et visages, reflets de l'âme

De ce séminaire, je retiens cette définition de l'hospitalité qui envisage le documentaire comme expérience d'égalité utopique provisoire. Accueillir l'autre chez soi et tenter d'instaurer un équilibre entre sa place et la mienne. Ce que fait Jean-Gabriel Périot avec ce film, c'est nouer collectif et individuel. Pourquoi parler d'hospitalité ? La première image du film, c'est ce mur qui occupe quasiment toute l'image. On imagine que c'est face à ce mur que se tiennent les gens venus écouter les détenus. On est donc de leur côté, spectateurs comme eux. Il y a cette très belle interaction entre les deux côtés du mur, entre le vu et le non-vu (le champ et le hors-champ). Après le mur, le film se décompose en cadres et chansons. Les cadres ce sont des gros plans sur les visages, les chansons, ce sont des fragments d'êtres qui ne sont pas là, ou du moins qui sont là sans l'être vraiment. Comment faire assez de place aux détenus sans pouvoir les filmer ? Comment ne pas tomber dans le piège du personnage du détenu ?6 Paradoxalement c'est en évinçant les détenus de l'image que le cinéaste fait le choix de les accueillir dans son film. On ne les connaîtra pas, on ne connaîtra pas non plus leur cadre de vie, on ne saura jamais qui il sont. Mais si l'on regarde de notre côté du mur, le questionnement est le même (et je ne vais pas le reformuler, je l'ai déjà mentionné précédemment). Le dispositif fait se compléter et se rejoindre les êtres de chacun des deux côtés et c'est ce que je trouve très beau ici. Il y a toujours une individualité dans le collectif, tout comme il y a aussi une idée de la singularité qui serait acceptée par les autres.

Et étrangement, même si ils n'apparaissent pas physiquement à l'écran, il en va de même pour les détenus. Des chants en chœur, c'est souvent une voix particulière qui se distingue des autres, pour son timbre particulier ou de façon plus pragmatique j'imagine, parce que le détenu prend la parole : il doit probablement se tenir le plus près du micro. Ces chansons, je ne les aime pas particulièrement d'habitude mais dans ces conditions elles m'émeuvent. Certaines bribes de paroles me restent en têtes. Pense à moi comme je t'aime et tu me délivreras. Jamais je n'aurais pensé bloquer ainsi sur des paroles de Francis Lalanne. Bien sûr, ce ne sont pas tant les chansons qui m'importent – même si je note une sélection intéressante en terme de répertoire musical – mais plutôt les voix. De ce que j'entends les chants sont parfois faux, la voix est parfois tremblante mais la gravité des visages me fait entrevoir une situation autre. On ne peut qu'imaginer. Ces chants à qui s'adressent-ils, sinon à des spectateurs invisibles ? Dans le film, ils prennent le statut d'une voix-off des détenus, une voix quasiment désincarnée puisque privée de corps. Les voix quasi-fantomatiques s'incarnent alors parfois par les corps visibles à l'écran, ce sont ces présences acousmatiques dont parle Michel Chion7. Les détenus deviennent alors des acousmêtres, voix sans corps, mais dont la présence est pourtant là, partout dans le cadre et hors du cadre. Les personnes visibles, elles, cherchent sans cesse du regard cette présence sans jamais la trouver. Ces voix qui planent et semblent causer beaucoup d'émotions chez les spectateurs venus assister au concert. Les visages sont parfois tendus ou grave comme si l'enjeu allait au delà du simple récital. Et finalement c'est la délivrance, les sourires et les applaudissements. Catastrophe hein ? Non pas du tout ! Bravo !

Ce vieux monsieur avec ses lunette à gros foyers qui lui donne un air amical, presque comique – je repense à ce vieux personnage des Aristochats de Disney, à la fois sérieux et involontairement comique, qui m'a toujours fait beaucoup rire lorsqu'il arborait ses grosses lunettes ; le côté comique que j'aperçois ici est donc purement personnel et sans doute à nuancer – me semble soudainement très troublant et tourmenté, paraissant chercher des yeux ces voix à défaut de pouvoir regarder les corps dont elles proviennent. Le chant est là comme une progression laborieuse. J'ai la sensation que le chant est beaucoup plus qu'une simple récitation, je sens qu'il y a un travail derrière, pour les détenus comme pour les spectateurs. Certains se crispent, d'autres accompagnent les voix, comme cette femme qui chante Mon amant de Saint Jean avec une détenue. Sa voix semble être celle d'une femme âgée. La détenue – on apprend à la fin de la chanson qu'elle s'appelle Jacqueline – chante sans se soucier du rythme du piano qui l'accompagne. La voix prend son temps, comme si elle avait conscience du temps de parole qui lui est alloué. Et la femme que l'on peut voir à l'écran continue à l'accompagner, elle l'attend, par ces gestes et les mouvements qu'elle fait avec sa tête et son buste, elle la pousse aussi un peu à continuer, comme une mère encouragerait son enfant pendant un récital... Et alors il se passe quelque chose devant l'appareil : la voix errante trouve finalement un corps ! La voix de cette détenue devient synchrone avec le visage de cette femme que l'on voit à l'écran. C'est un fait quotidien que de chanter en chœur avec la musique les paroles d'une chanson que l'on apprécie, et voilà que ça devient ici quelque chose d'extraordinaire et de poétique à mes yeux. Voilà certainement une belle illustration d'expérience d'égalité utopique provisoire et d'accueil de l'autre.

 

Un cas sensible partageable ?

Finalement je me demande si ce film me touche autant qu'il touche un autre spectateur ? Est-ce-que, parce que je formule mon cas de conscience à travers ce film, cela veut-il dire que c'est du cinéma ? Si ça l'est pour moi, est-ce que ça l'est aussi pour les autres – est-ce que mes parents par exemple, qui n'ont pas étudié le cinéma comme moi ou ne sont pas cinéphiles, seraient aussi enthousiastes devant ce film - ?8 Dans la logique selon laquelle chacun possède sa propre sensibilité et ses propres connaissances empiriques, j'imagine qu'un film ne peut pas tirer sur la même corde sensible et cela de la même façon, chez des spectateurs différents. J'aimerais alors revenir sur un extrait du propos de Jean-Louis Comolli sur la prison filmée : « Quand il n'y a pas de spectateurs dans la salle, il n'y a pas de séance. Sans mon regard et mon écoute – qu'il doit reformuler et me rendre transformés -, le film n'est qu'un ruban de pellicule endormi dans une boîte. La place du ciné-spectateur est bien dans le film, comme il faut espérer qu'il arrive au lecteur ou à l'auditeur d'un récit d'en devenir à la fois le narrateur et le ou les personnages. Le documentaire ne déroge pas à cette règle qui veut qu'un film n'est rien d'autre que ce qui arrive à un spectateur. Tout ceci pour dire que c'est bien la place du spectateur qui est en cause dans la prison filmée. »

Nos jours... ne dérogent pas à la tendance de mise en scène individualisée des êtres par une valeur de plan unique (le gros plan) soulignée par Jean-Louis Comolli. D'ordinaire je suis assez gênée par ce dispositif qui ne me laisse aucune liberté de regard. Ici c'est différent, le gros plan ne me contraint pas à écouter une personne qui parle mais il me pousse à regarder les visages, les corps. C'est le gros-plan comme image-affection9. Les cadres sont des espaces d'imagination mais aussi des espaces de temps. À un certain j'ai pu me demander si le fait que le cinéaste s'efface complètement ne soit pas un problème, mais finalement et à la lumière du texte de Pierre-Damien Huygues, je comprends que ce n'est que pour mieux laisser parler le travail de la caméra. Dans ce sens le film ne fait pas que montrer, il réinstaure un moment temporel où visiblement des choses se passent, où la réception, en fait, se passe, directement sur les visages. Gilles Deleuze écrivait : « Le visage est cette plaque nerveuse porte-organes qui a sacrifié l'essentiel de sa mobilité globale, et qui recueille ou exprime à l'air libre toutes sortes de petits mouvements locaux que le reste du corps tient d'ordinaire enfouis. »

L'expérience du cas d'aperception est ici un tout. C'est à la fois les visages et aussi tout ce qui se passent autour. Dans un des plans, on voit une dame qui délaisse quelques instant les chants pour s'intéresser aux gens qui passent devant la caméra et qui bloquent notre champs de vision. On peut voir quelle passe alors d'une expérience personnelle et intime à une expérience de groupe, où pendant quelques secondes, elle est de retour à la réalité d'une certaine façon. Et en effet, le quotidien et la banalité de la vie sont toujours présents dans les cadres, que ce soit au premier plan ou à l'arrière-plan. Mais ce n'est pas sur cela que le cinéaste décide de faire la mise au point, et ce n'est pas sur cela non plus que je m'abandonne.

Le gros plan devient une valeur de plan privilégiée pour me plonger dans ces espaces d'imagination. Nous sommes spectateurs en train d'observer des spectateurs, comme si finalement nous nous observions un peu nous-même. Les émotions qui se bousculent sur leurs visages sont aussi un peu les nôtres. Devant la beauté du film, on oscille entre la mélancolie de la musique, le bonheur de voir ce lien singulier qui se crée entre détenus et spectateurs, la tristesse du fond...En somme ces plans me racontent beaucoup de choses. Ils illustrent cette liberté éphémère du moment, le chant devient quelques minutes de laisser aller non pas seulement pour moi mais aussi pour ces gens. Ces plans seraient sans doute de précieux cadeaux pour les détenus ; dans la simple mesure où tout le monde aime voir les réactions face à son propre travail, le fait de les recueillir dans ces conditions relèvent d'un désir impossible que le cinéaste permet finalement10. Je serais curieuse de voir alors les réactions des détenus face à ces images.

Je comprends mieux ma contradiction dans le fait de ne rien vouloir savoir de ces gens et de me poser toutes ces questions à leurs sujets. Le cas d'aperception ou cas de conscience cinématographique repose sur l'expérience d'une conscience de la perception, c'est réaliser que l'on est en train de percevoir un sensation propre au cinéma. Il peut sembler paradoxal que l'objectivité de l'appareil puisse soulever en nous des sensations purement intimes et personnelles. Ce décalage, pour reprendre le terme employé par Pierre-Damien Huygues, est d'autant plus fort aujourd'hui du fait de l’omniprésence des images qui sollicitent sans cesse le spectateur. Il est alors bon de ne plus regarder de la même manière, de voir autrement, à l'image des spectateurs d'Orléans. Ce cinéma - du décalage donc - me bouleverse d'une manière très intime, il touche à des images qui ne sont pas enrobées d'envolées musicales, qui ne tente pas de m'avoir par des discours faciles et grotesques. Quand la banalité de la vie côtoie une profonde expérience du vécu , je pense en effet qu'il y a là quelque chose d'intéressant à filmer. Enfin, je me demande si mon engouement pour ce film ne vient pas en partie du fait que je sois disposée à l'écouter et l'observer, tout comme les spectateurs d'Orléans sont venus écouter le concert donné par les détenus de la maison d'arrêt le 28 mai 2011. Un film n'est rien d'autre que ce qui arrive à un spectateur. Si le cas de conscience cinématographique m'est personnel, je sais en tout cas que les spectateurs d'Orléans me font partager leurs émotions et leur sensibilité. Quelque part, j'aime penser que je partage cela avec eux.

 

1 Pierre-Damien Huygues, Le cinéma avant après, Grenoble, De l'Incidence Editeur, 2012.
2 « Je » ici au sens où l'entend Pierre-Damien Huygues, comme une figure d'altérité, c'est-à-dire un moi autre devant l'image.
3 Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir, l'innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Verdier, Paris, 2004.
4 Je pense ici au « ça a été » de Roland Barthes dans La Chambre Claire : note sur la photographie, Cahiers du cinéma, Paris, 1980.
5 Pierre-Damien Huygues, op. cit.
6 Ma question concerne la figure stéréotypée du détenu du documentaire sur l'environnement carcéral. La présence de personnages dans un documentaire ne m'est pas hostile, bien au contraire, ce qui m'intéressa alors c'est avant tout la façon dont la personne sera traitée en tant que personnage. Même si le propos du cinéaste aurait été différent, j'imagine qu'il aurait été tout aussi intéressant de recourir au même dispositif pour filmer les détenus en train de chanter ; et voir alors si l'image nous donnerait à voir des personnes ou bien des personnage (le fameux double « je » devant la caméra).
7 Michel Chion, La voix au cinéma, Éd. de l'Étoile, Paris, 1982. Pierre Schaeffer présente cette notion de présence acousmatique à l'origine comme une situation où l'on entend le son sans voir la cause dont il provient.
8 Ma question soulève ici un point qui est critiquable mais en effet, je me demande si la prise de conscience d'un cas d'aperception n'est pas le propre de notre éducation à l'image.
9 Terme de Gilles Deleuze dans L'image-mouvement, éd. de Minuit, Paris, 1983.
10 Je n'ai cherché aucune information concernant le film. Il est donc tout à fait probable que le projet ait été conçu à l'origine avec le cinéaste, mais comme je l'ai déjà dit ces informations ne m'intéressent pas, du moins pour l'écriture de cet essai.

 

Julia Longaud
Université de Montréal
Séminaire de Michèle Garneau
Session Automne 2017